" Quelle est cette jouissance ? C’est celle de dire toute la jouissance, la totalité de son fantasme, dont le but ultime est la dévastation. A travers l’exposition des corps jouissant dans une machine à débauches multiples, vous montrez qu’embrasser, éteindre, pénétrer, c’est aussi déchirer et mettre en morceaux le corps. Encore plus fort, vous souhaiter attenter à la Création. Vous voulez le crime définitif.
Pour ce faire, vous voilà avec toute une panoplie d’instruments de torture. Nous voilà, dans le donjon ténébreux de votre imagination, où l’instrument est plus terrible que la torture et réveille les vigueurs endormies des libertins. Vous mettez en branle une froide mécanique, et vous en êtes parfaitement conscient. Comment ne pas « frémir », comme Justine, devant « la flagellante », puis devant d’autres instruments aussi perfectionnés les uns que les autres : ce « martinet armé de pointes de fer» ou «de cordelettes nouées à douze branches » (2) et ces « verges, martinets, nerfs de boeufs, lardoires, liens de cordes et de fers, godemichés, condoms, seringues, aiguilles, pommades, essences, tenailles, pinces, férules, ciseaux, poignards, pistolets, coupes de poisons, stimulants de toute espèce, et autres divers instruments de supplices ou de mort.», «tous ses instruments», «tout ce qui peut servir à la plus affreuse débauche» (3). Même le sexe de vos débauchés sont des « engins », des « instruments », des armes capable simultanément de faire jouir et de donner la mort. Oh ! Cher Marquis, comment ne pas frémir devant ces drames les plus insupportables, qui nous laissent transis de stupeur et de terreur ?
Comme j’ai aimé me reposer dans les plis de vos lettres (5) échangées avec votre belle-sœur, Anne-Prospère de Launay, chanoinesse bénédictine ! Je rougis d’ailleurs de la curiosité que j’ai eu à lire ces lettres enflammées. Incorrigible fouteur que vous êtes, quelle idée de lui avoir été infidèle ! Vous n’avez peut-être jamais voulu que la rédemption par l’amour, n’est-ce pas ? Et pourtant, c’est l’amour qui vous a perdu…et vous a couvert le corps d’épines. Mais je sais aussi que ces choses du vice – et leurs souvenirs – ont été les consolations nécessaires à votre long exil dans un cachot, et croyez-moi ; elles sont encore les consolations de ceux qui aujourd’hui aiment faire flamber leur imagination.
Cher Marquis, il me faudra désormais lire votre œuvre complète. Je vous lirais, différemment cette fois. Je vous ai lu au début hors de tout contexte et dans l’ignorance de votre vie. Je me suis longtemps refusée à votre œuvre, puis je m’y suis risquée. Il me semble que cette expérience est le lot de tous ceux qui vous lisent. Cette lecture ne peut pas être linéaire et sereine. On vient à vos livres par détours, on s’y heurte à des impasses, on y tombe dans l’abîme. Notre esprit est entraîné perpétuellement hors de lui et piégé dans les ténèbres. Mais en fait, vous rallumez les bûchers de ceux qui ont et qui voudront – pour les temps à venir - écrire en vertu (ou en vice ?) de leur imagination, au delà des diktats et des jougs de la bienséance. Votre démesure tragique réveille les flambeaux de la liberté.
Alors cher Marquis, après toutes ces lectures, je vous baise et je ne vous cache pas que je suis épuisée. Mais comme j’aime ces choses-là, je continuerais à « me distiller en foutre » - en pensant parfois à vous - et « décharger vingt fois de suite si je le puis.« (6)
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Bibliographie
(1) « Lettres et mélanges littéraires écrits à Vincennes et à la Bastille, avec des lettres de Madame de Sade, de Marie-Dorothée de Rousset et de diverses personnes – Recueil inédit » par Georges Daumas et Gilbert Lely. Editions Borderie, 1980
(2) « Lettres et mélanges littéraires écrits à Vincennes et à la Bastille, avec des lettres de Madame de Sade, de Marie-Dorothée de Rousset et de diverses personnes – Recueil inédit » par Georges Daumas et Gilbert Lely. Editions Borderie, 1980
(3) « Justine ou les malheurs de la vertu », Marquis de Sade
(4) « La nouvelle Justine ou les malheurs de la vertu », Marquis de Sade
(5) "Je jure au marquis de Sade, mon amour, de n'être jamais qu'à lui..." de Marc Lever Editions Fayard, 2005
(6) « Histoire de Juliette », Marquis de Sade
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